Le vase bleu.

C’était quelques jours après la Toussaint, une fin de novembre, les tombes étaient toutes brossées, toilettées, embellies par le chrysanthème de saison. Le cimetière de Lévie ressemblait à un gros hameau endormi dont les habitants partis tôt le matin, ne revenaient qu’à la nuit tombée pour être certains de ne rencontrer personne. Les gens du village, ceux qui vivent encore sur place comme ceux venus d’ailleurs saluer leurs anciens, avaient déserté le champ de repos. L’endroit avait retrouvé son calme. Les allées bien tracées, l’herbe rase, les sépultures portaient encore les preuves des visites aux défunts. Il y avait eu beaucoup de passage, c’était tout frais encore.

Je suis toujours attiré par ce lieu lorsque je passe devant la grille. C’est une vieille histoire entre le monde des défunts et moi. Je sais que c’est là que je dormirai un jour, désormais plus très lointain, d’un lourd sommeil définitif. Alors, je fais quelques pas dans le domaine d’après vie comme d’autres visitent le terrain de leur prochaine construction. Je me dirige au hasard entre les croix en quête d’épitaphes, je les connais toutes, alors j’en imagine, j’en invente comme si je devais en quelques mots résumer des vies. Je me fais philosophe le temps d’une promenade, l’endroit est fertile, très fécond pour l’imaginaire. J’aime parler des sensations, celles que j’ai éprouvées comme celles que je devine plus fortes, que j’ai frisées seulement. Il y a toujours des rendez-vous manqués et des émotions perdues à jamais. Essayez de vous égarer dans un cimetière au hasard des tombes. Laissez-vous aller, relâchez-vous, votre œil vous guidera. Une petite chose, un rien vous parlera. Il vous dira tout, de ce que vous savez et même de ce que vous ignorez. Ecoutez la petite voix qui vous raconte la vie, vous serez très étonné de tant de richesse cachée, ignorée jusque-là.

Parvenu au sommet de la nécropole, je marque le pas. Parmi les croix abandonnées, l’une d’entre elles est décapitée. Une rouille agressive a rongé le métal. Le socle usé, recouvert de mousse et de lichen affiche encore, à peine lisible, la fin d’une vie : 1954. Un vase bleu trône juste à côté, légèrement penché. Son émail brillant, bleu intense, largement écaillé, est encore vif. Son ventre a souffert. Une entaille transversale béante laisse passer quelques feuilles arrondies bien vertes : une plante a trouvé vie dans ses entrailles. Un pot fatigué par les années de pluie, de vent et de soleil brûlant, ouvre sa bouche laissant le passage à quelques graminées décidées à pointer vers les cieux…. Le sol, jonché de feuilles mortes, trempées par les dernières pluies, attend l’éclosion des premiers champignons… la fosse qui s’est affaissée depuis longtemps est toute en tristesse. Un curieux mélange de vie et de mort, de nature à bout de souffle et de renaissance, agite mon imagination.

Une vie a été ensevelie et se résume là. Etait-ce un homme, une femme, un enfant ? Un homme sans doute…

Il était charpentier. Je l’imagine sur le toit de l’église toute proche, assis sur une poutre, alignant les tuiles de glaise qui finiront comme des éponges à force de boire le temps. Non, je crois qu’il était boulanger. Son marcel est tout blanc de façon. Ses sourcils et ses cils sont enneigés de farine à force de semer la poudre de blé sur les pâtons d’un geste fouetteur. Et s’il était garde forestier ? Non, ce n’est pas possible ! Facteur, alors ? Non plus ! Un cordonnier, peut-être.  J’en ai connu un, solitaire, qui vivait dans son réduit aux senteurs de cuir et de résine. Une sorte de Geppetto avec ses vieux lorgnons bancals sur le bout du nez. Un taciturne que l’on comprenait au regard qu’il pointait sur nous par-dessus ses verres rayés presque laiteux, dépolis, fatigués par le brouillard du temps qui passe. Ah ! Tiens, si c’était un vieux bêcheur ? Un homme fourbu qui a passé sa vie à retourner le champ des autres ? Un homme qui creusa lui-même sa tombe, à la hâte ou en cachette pour ne pas déranger les gens ? Cet homme chanté par Georges Brassens, ce pauvre Martin, pauvre misère.

C’est curieux, il est tout seul dans ce coin abandonné. Était-ce un clown ? Mort au village à l’occasion du passage d’un cirque ?

Un inconnu.

Là, sous mes pieds, à quelques pouces sous terre, il y a un homme que je n’ai pas connu. Une âme qui a souffert, qui a ri, qui a aimé… qui a été aimée, haïe peut-être. Pendant quelques minutes, il est revenu à la vie, j’étais presque marionnettiste… Je l’ai ranimé, nous nous sommes parlé un instant. Je n’ai pas tout compris, je n’ai rien appris.  Si je pouvais savoir. Il n’était pas capitaine, encore moins général. Ceux-là ont des médailles et de belles sépultures. C’est un anonyme, abandonné désormais. Plus personne ne vient sur sa tombe et le temps a poncé sa pierre tombale ne laissant paraître que la date finale de son histoire.

Une personne qui n’est plus personne. On dit un mec, un gars, un type, un inconnu, un bougre, un quidam… Ce n’est même plus un fantôme. Il ne hante aucune âme qui vive, il dort sous la terre, il dort sous les temps. Tranquille, ignoré de tous.

Il fait frisquet. Une bise légère mais déjà froide me dit qu’il est temps de partir. Je redescends de la colline, la tête basse, encore dans mes pensées :

Et si c’était une femme ? Cela m’étonnerait fort… on n’abandonne pas ainsi une femme…

Je suis encore sur terre. Le temps se fait pressant. Je me hâte de vivre, je n’ai plus trop le temps. Des dates se bousculent dans ma tête. Quel jour, quel mois, quelle année viendront graver ma pierre de ces chiffres qui figent le mot fin ? Quel âge ?

Mon histoire est une belle histoire. J’aimerais bien la revivre encore une fois. Même sans rien changer… Sait-on jamais, si d’aventure le Tout Puissant sorti de son silence, dans un grand jour de bonté me lançait : « Alors, on recommence ? »

Je n’hésiterais pas une seconde à retourner dans la danse…  Je ne saurais rien de ma première vie, je repasserais sans doute visiter les cimetières… C’est là que tout finit.

C’était un homme…

1 Comments

  1. Nous profiterons de ces quelques jours de congé pour aller au « Salon de la bière » à Bastia. Cela colle bien à l’actualité.

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