Ce portrait sera le dernier. Ceux qui devaient suivre resteront au bercail. Je ne souhaite pas créer l’ennui, la lassitude chez le lecteur en lui infligeant une trop longue saga. Je reviens donc sur l’idée de départ et change d’avis.
J’ai choisi « le fennec » car ce fut un cas dramatique que je vais devoir situer de manière plus précise afin qu’il soit mieux compris. Sébastien me parlait souvent de dieu et de son père. Il le faisait de manière inhabituelle car ces personnages tenaient une place particulière dans sa vie. De dieu il n’en « connaissait » que la part « garde fou » si j’ose dire. Il m’interrogeait pour connaître mon avis sur son pouvoir de surveillance.« Tu sais, il voit tout, même lorsque les volets sont fermés. »
Je ne répondais pas, me contentais de l’écouter longuement, d’ailleurs plus que mon avis, c’était mon oreille attentive et bienveillante qui l’importait. J’ignorais pourquoi, d’emblée, c’est de dieu qu’il me parla. On ne m’avait rien dit de sa vie, je ne le souhaitais pas. Cela obligeait à redoubler d’écoute et à découvrir plutôt que fausser une relation induite par le regard d’un tiers. C’est ainsi que je procédais souvent… De son père, il m’en parla indirectement en me questionnant sur mon âge et la conception des enfants. De sa mère, jamais il ne dit mot.
J’ai progressivement découvert qu’il était kleptomane, que sa maman le conduisait régulièrement à la gendarmerie pour lui faire peur avant de passer au stade de dieu, plus mystérieux et plus efficace. Son père avait soixante-dix ans. Sébastien avait besoin de comparer et connaître mon âge. Sa mère, la trentaine, de type asiatique était aussi jolie que cruelle avec son enfant. J’avais pris l’habitude, avec lui, de travailler en enregistrement consenti, à la fois pour réécouter et « lui faire entendre ses progrès » par la suite. Il aimait ma voix « douce » disait-il. « J’aime ta voix, j’aime l’entendre ».
Un jour, alors qu’il insistait pour retourner seul dans sa classe, je l’ai vu visiter toutes les poches des vestes pendues dans le couloir avec une vitesse et une dextérité à faire pâlir le meilleur des pickpockets. Presque sans s’arrêter. Lorsqu’il réalisa que je l’avais vu, j’ai compris que ma réaction allait être d’une importance capitale pour la suite de notre relation. Je suis rentré dans ma salle sans rien dire, pas de gendarmerie ni de mauvais dieu. Le lendemain : « Tu m’as vu hier ? » Il attendait les représailles…
Je lui ai parlé simplement pour savoir ce qu’il faisait et pourquoi. Il a parlé plus que moi et nous avons pu avancer très loin sur ce sujet, toujours avec ma voix douce. J’avais gagné « définitivement » sa confiance, on allait pouvoir voyager ensemble vers notre objectif.
L’objectif avec Sébastien était l’apprentissage de la lecture. C’est en suivant l’évolution d’une graine de haricot que je découvris qu’il était tout près de la lecture courante et de l’écriture. Au mois de mars, il lisait couramment et j’étais le seul à le savoir. En classe rien ne se passait et sa maîtresse m’accusait « de me moquer du monde ». Habitué au magnétophone, je sortis dans le couloir avec elle pour que Sébastien enregistre la lecture choisie par son enseignante dans un livre de CE1. Lorsqu’ il nous appela au bout de quelques minutes, je le questionnai avec succès sur des passages du texte. Le constat d’une lecture impeccable et sûre sortit sans complaisance du magnéto… sa maîtresse tomba à genou à nos pieds pour demander pardon. En pleurs, elle prit l’enfant dans ses bras et l’embrassa longuement. Ce moment trop fort pour lui, habitué qu’il était aux rebuffades et rejets, allait lui coûter cher… Quelques minutes plus tard, en sortant de l’école, il s’est pris pour le roi du monde traversant la route sans regarder… trente jours de coma, polytraumatisé, paralysé à vie. Avant sa sortie de coma, j’avais proposé de lui faire écouter des enregistrements avec ma voix. Il s’est réveillé avant.
Je l’ai revu, le regard vivant, des larmes plein les joues en m’apercevant et toujours lisant…
Sébastien refusait de communiquer avec tout intervenant féminin et résistait à toute institution. Il avait confiance en moi, n’acceptant d’avancer qu’en ma compagnie. Nous avions constitué un dossier presque complet sur la germination du haricot avant d’aborder la naissance des mammifères (dessins et écriture). Il souhaitait le garder au secret dans ma salle… Le dénouement est arrivé trop tôt, il n’était pas prêt. Voilà le résumé très succinct de six mois passés en sa compagnie. C’est volontairement que je suis resté à la surface sans analyse précise. Ce cas douloureux fera peut-être l’objet d’un récit plus approfondi. Désormais, Sébastien vit dans un coin de Bretagne, plus personne n’a souhaité donner des ses nouvelles.
Son regard reste suspendu au-dessus de ma tête comme l’œil de Caïn. Je crois qu’il ne me reproche rien, je pense souvent à lui vingt ans plus tard.
Sébastien (8 ans) Le fennec.
Ses deux grandes oreilles perpendiculaires aux tempes accrochaient inévitablement le regard. Sa mère, comme à plaisir, déboisait inlassablement les alentours de la nuque afin d’entretenir le caractère ostentatoire de ces pavillons constamment dirigés vers une longueur d’onde que seul Sébastien semblait en mesure de capter. Son nez pointu et orientable humait instinctivement les odeurs ambiantes parachevant son allure indiscutablement « vulpine ». Ses lèvres faites pour le sourire permanent, ses yeux rieurs pleins de malice trahissaient le fourmillement des idées qui voyageaient dans sa tête… à des années lumière de ce qu’une maîtresse attend ordinairement de ses enfants.
Sa démesure, son hypertrophie généralisée poussaient Sébastien à vivre au-dessus de tous. Du haut de ses dunes qu’il parcourait à plaisir au gré de leur mobilité, le fennec contemplait le monde qui cherchait à le domestiquer. Son comportement de grand oisif, ennemi de tout effort scolaire, contrastait avec la teneur fortement métaphysique de ses questions. Sa vie d’alors consistait à s’exagérer dans son physique comme dans son comportement afin que son omniprésence, sa presque ubiquité, martèle encore plus l’agacement de chacun.
Le jour de sa victoire, le jour où tout le monde a su qu’il savait lire, Sébastien n’a pu se contenter de cet éblouissement : il a voulu tenter l’escalade finale. Il est parti à toutes jambes vers la route, glapissant plus fort encore son éclatement. Il a figé « tout son monde » au-dessus de son corps.
Je l’ai rencontré au sortir du coma. Le fennec plein de vie semblait être passé entre les mains d’un taxidermiste, son corps pétillait encore de son regard perçant et humide qui l’avait toujours habité. Il était désormais docile et savait toujours lire.
Belle victoire. Le conflit, la guerre ouverte et permanente avec sa mère, la recherche d’un père jamais rencontré (écarté par la maman) et la pression de l’école avaient eu raison du fennec. Mais loin du biotope qu’il s’était inventé, s’il vit désormais apprivoisé au milieu de notre désert, le renard des sables continue à gambader dans sa tête… Je crois que ce sont ses yeux qui me l’ont dit.