Lorsque je suis revenu en Corse pour finir ma carrière, des choses me sont tombées sous les sens. C’était une évidence pour moi : puisque nous sommes ici, pourquoi ne pas profiter de notre langue pour filer au secours de l’autre, en orthographe notamment.
J’avais réservé un moment de la journée pour cette rubrique libre et aléatoire selon les besoins de la classe. En voici quelques exemples.
Pour aider à déterminer le genre, j’avais dessiné une fille tenant une ardoise surmontée de « Une » et « La », un garçon qui tenait l’ardoise surmontée de « Un » et Le ». La consigne était : « Si tu peux écrire ton mot sur l’ardoise de la fille, a femina, le nom est féminin, sur l’ardoise du garçon, u masciu », le nom est masculin. Cet exercice inédit pour les élèves comme pour moi, les faisait sourire, ça les amusait de m’entendre dire des mots en corse au milieu d’une leçon. Le genre devenait une notion facile à intégrer en procédant ainsi.
De la même manière, on détectait la lettre finale et muette d’un mot en le disant en corse. Le porc, u porcu, le port, u portu, le front, u fronti, le mont, u monti (prononciation locale), le mors, u morsu, le mort, u mortu… évidemment, cela ne marche pas pour tous les mots mais cette procédure les intriguait et les motivait aussi. C’était surtout pour les garder en éveil afin que la fatalité « orthographe trop compliquée » ne s’installe dans leur esprit, nous en faisions un amusement, un moment récréatif, un moment familier bien de chez nous.
Le jeu qui consistait à détecter le «s» disparu d’un mot et remplacé par l’accent circonflexe, leur plaisait aussi. Le maître, u maestru, la forêt, a furesta, la guêpe, a vespa, la fenêtre, a finestra, la côte, a costa…
Ce n’était qu’un jeu destiné à les éloigner de la peur de la dictée ou de l’orthographe. Une fois le côté amusant installé, les enfants savaient qu’il y avait matière à plaisir avec cette discipline. C’était donc une façon de les accrocher avec le « parler local » sans tomber dans la recherche systématique qui d’ailleurs ne fonctionne pas. Des approches occasionnelles qui survenaient à ces moments-là, sans en faire toute une salade. Ceci dit, il est inutile de chercher la petite bête pour trouver ce qui ne convient pas dans le système, ce serait hors de propos.
Coléoptère. J’ai cherché, cherché, impossible de trouver le nom de cette petite bête.
Je vais vous raconter une anecdote au sujet de la « petite bête ». J’avais signé un contrat d’exclusivité, d’une durée de vingt ans, avec l’édition Fernand Nathan pour des jeux pédagogiques destinés à des enfants en difficulté scolaire. J’observais ces derniers durant mes séances de rééducation, cela m’inspirait parfois des démarches originales pour les aider à progresser et souvent, il s’agissait de jeux. J’avais remarqué que de nombreux enfants galéraient avec l’histoire du «s» entre deux voyelles. J’avais inventé pour eux la machine universelle du «s». Avec elle, on savait instantanément s’il fallait un ou deux «s» quel que soit l’environnement à droite et à gauche de la lettre. Consonne, voyelle ; voyelle, consonne ; voyelle, voyelle ; ou consonne, consonne. Exemples : caisse (i et e), piste (i et t), torse (r et e), phrase (a et e)… La machine indiquait la bonne réponse à tous les coups. C’était un système de roulettes que l’on actionnait pour trouver la solution. Une petite machine en bristol de 10 cm par 8. Durant un certain temps, une semaine environ, les enfants manipulaient avec réussite sans comprendre pourquoi. A la fin de la semaine magique, on cherchait à comprendre et certains enfants découvraient le fonctionnement de la machine, de manière intuitive, de sorte qu’il leur devenait possible de dégager la règle générale du « s ». C’étaient les élèves qui la formulaient à leur manière puis nous allions voir dans le livre de grammaire comment elle était structurée, nous adaptions notre formulation définitive, ensuite.
La deuxième petite bête est une araignée sauteuse du genre Salticidae, comme chez nous Saltà=sauter.
Les petits malins qui expérimentaient les jeux chez Nathan avaient trouvé, au bout de quinze jours, que la machine fonctionnait pour tous les mots de la langue française sauf pour « mess » et « stress », les deux petites bêtes. Evidemment, ces deux mots anglais, ne répondaient pas à la règle française, quoi de plus normal ? Des anglicismes, même si stress est issu du latin « stringere »=serrer. Il suffisait donc de les écrire sur la machine en tant qu’exceptions, et le tour était joué.
Cette machine n’a jamais vu le jour car la maison d’édition voulait une panoplie de machines (une dizaine) pour accompagner diverses règles de grammaire. Celle présentée, avait été imaginée à partir de difficultés rencontrées par les enfants, comment voulez-vous que je me force à en trouver d’autres qui ne sont pas venues à l’esprit spontanément, non engendrées par le besoin ? Ils auraient vendu celle du « s » par boîtes de 25 (une par élève de la classe) comme des chocolatines puisque leur préoccupation était d’abord la rentabilité… Je me suis forcé à en trouver d’autres, huit au total mais avec des fonctionnements différents puisqu’elles ne répondaient pas aux mêmes critères… Je vous garantis que ceux qui sont réfractaires à la règle du «s» pendant des années auraient économisé quelques moments de galère.
Il en fut ainsi pour d’autres jeux comme celui de la météo, qu’ils trouvaient excellent mais faisait doublon avec un autre déjà sorti chez eux. Même sort pour le jeu du perroquet, un jeu de langage pour les enfants en défauts d’articulation ou retard de parole, pouvant s’adapter également au retard de langage qui est plus complexe. J’avais interdiction de proposer à d’autres maisons d’édition ce qui était déposé chez eux. Je venais de découvrir les charmes du contrat exclusif.
Voilà, la pédagogie c’est ça. Observer, écouter, comprendre et agir en innovant toujours, inlassablement, pour dépasser les obstacles. C’est un mouvement perpétuel, un plaisir au bout du compte.
Mais il y a un hic, j’ai été catalogué comme spécialiste de la prise de tête. Celui qui voit dans tous les coins… Je vous assure, je confirme, pour moi c’est un plaisir et ma tête tient toute seule. 😀