C’étaient les années tout feu tout flamme.
Juste mariés, juste débutants dans l’enseignement.
Nous n’arrêtions pas entre mutations annuelles, trimestrielles ou même mensuelles… le département était vaste et le moyen de transport ferroviaire notre quotidien.
Des amitiés se nouaient au fil des rencontres dans les multiples réunions pédagogiques comme dans les compartiments de trains. Des réunions censées porter l’éclairage académique et qui n’illuminent rien puisque vingt, trente, quarante ans plus tard, elles ressassent le même sujet sans avoir avancé d’un millimètre.
Un jour, nous rencontrâmes un jeune collègue débutant comme nous, célibataire, qui se trimballait en 2 CV. Un garçon speed, bruxomane diurne, toujours pressé pour faire du vent. Il nous avait proposé de nous raccompagner chez nous à la sortie de seize heures trente. Nous trouvions son geste sympa, un gain de temps considérable sans attente dans les gares. Souvent, il restait avec nous pour le repas du soir, je trouvais cela normal.
Il m’avait avoué ne rien connaitre à la cuisine… il grignotait surtout. On le croyait volontiers à en juger par son état malingre presque squelettique.
C’était devenu une habitude qui commençait à être gênante car il donnait l’impression de se déplacer uniquement pour manger chez nous.
Un jour, j’ignore ce qu’il lui a pris, il décida de dévoiler un large pan de sa condition.
Il nous proposa, avant de nous raccompagner, de faire un tour par son appartement. Il semblait fier de dévoiler une part de son intimité, son chez lui.
C’était un appartement acheté sur plan, flambant neuf. Les peintures nickel, une cuisine comme sortie d’usine. Il rentrait chez lui juste pour dormir.
Dans la salle à manger qui n’avait jamais connu le fumet d’un repas, un tableau fraichement acquis pour une somme rondelette faisait sa fierté. Un cadeau de ses parents pour une crémaillère qu’il ne pendra jamais.
Il connaissait le prix. Une huile très révélatrice, si j’en jugeais par les commentaires avisés du personnage au détail assuré, capable de tenir une galerie, sans aucun doute.
Une plage d’un jaune délavé, sans relief, et dans ce désert coquille d’œuf, dans un coin, une épave de barque à peine plus foncée que le sable. Un paysage minimaliste, presque un camouflage, on pouvait bien imaginer autre chose s’il n’en faisait la description. Il évoquait cet endroit de bord de mer tout en aplat, dans un mouvement latéral de mâchoire pour bien bruiter ses commentaires d’un bruxisme exaspérant.
Le regard interrogateur, les dents toujours en frottement, il attendait ma réaction.
Que pouvais-je dire ? Je ne sais pas faire dans l’éloge forcé si je n’apprécie pas outre mesure.
Je n’allais tout de même pas démolir son rêve. J’acquiesçais en opinant du chef.
Ce bien immobilier confortablement meublé était tombé du ciel ou plutôt de la bourse de ses parents fortunés. Ils protégeaient ainsi leur unique enfant à peine enfui du foyer familial.
Ce jour-là, il se révéla tel qu’en lui-même. Rien ne m’échappa, depuis cette épave révélatrice de son errance en picorant à droite et à gauche, jusqu’à son aveu qui allait d’un seul coup faire tomber toute mon estime. Il n’avait rien de généreux dans son comportement, en tout cas pas à cette période.
Il avoua qu’il ne pouvait nous inviter chez lui car il ne « cuisinait » qu’à l’eau pour ne pas tacher les peintures. Ses chaises étaient rangées une bonne fois pour toutes autour de la table, il ne souhaitait pas déranger cette immobilité qui tournait en rond dans sa tête. Ici, chaque chose restait à sa place et lui, filait chez les copains.
C’est ainsi que j’ai compris sa proposition d’enfant gâté voulant fuir les parents mais profiter de la chaleur des autres. Nous trimballer en deudeuche avec lui n’était pas désintéressé. Beaucoup plus fortuné que ma femme et moi réunis, il n’était pas conscient de sa vie misérable. C’est presque plus compliqué à expliquer qu’à ressentir sur le vif car les ondes, les mimiques, les silences et les affirmations parlent plus qu’un écrit.
Je n’avais pas une minute à perdre avec ce genre de personnage, ce pingre, maniaque de surcroit. Pas séance tenante, mais avant la fin de la semaine, je reprenais le chemin des gares. Il y avait d’autres belles rencontres à faire dans l’anonymat des voyageurs du chemin de fer.
Le temps de la sympathie n’a pas eu le bonheur de pousser jusqu’à l’amitié. Cette dernière était mort-née lors de notre rencontre, seulement révélée le jour où notre accompagnateur eut la bonne idée de se découvrir.
Nos minutes gagnées en ne fréquentant plus les gares, nous les perdions avec lui.
Le temps était venu de retrouver notre liberté et voyager vers d’autres aventures, à la conquête du vivant !
Saine réaction de votre part, j’aurais fait la même chose.
Une fois conscient de tout ça, c’est difficile de continuer 😉