Plus je me creuse la mémoire pour réveiller un souvenir et plus se confirme l’idée que la vie dans les quartiers de naguère et de jadis, était beaucoup plus palpitante que de nos jours.
Palpitante oui ! Elle battait comme un cœur dans la poitrine, se déroulait au rythme des pulsations devenues aujourd’hui arythmiques, « tachycardiques », moins sereines.
Chaque maison abritait vie et chaque habitant veillait sur le voisin, Zia ou Ziu..
Z’Antonu, Zia Maria (le vieil Antoine, grand-mère Marie) … aujourd’hui, n’existent plus, ça ne se dit plus, la tendresse des mots a disparu : on tutoie, on interpelle sèchement d’égal à égal. L’affectif s’efface comme pour laisser la place au matériel, à l’égoïsme.
Les belles voitures sont devenues conquêtes de territoire mais il ne faut plus se garer ici ou là, les places jadis ouvertes sont aujourd’hui interdites. Comment voulez-vous que le regard vers l’autre soit plus doux ?
C’était donc au temps où la Navaggia faisait le plein dans les chaumières tout au long de l’année : Zi Mercu, Z ‘Andria, Zi Ghjuvani, Zi Jean Paulu, Z’Anghjulu, Zia Battina, Zia Maria Antonia…
Le feu de la saint Jean sur la petite place soudait le quartier, les jardins pleins de vie, les fontaines gargouillantes d’eau fraîche, les cochons dans les porcheries, les ânes et les chèvres dans la même étable : la vie à la Navaggia.
La vraie vie quoi !
Evidemment ce n’était pas l’Eden, ni le paradis sur terre.
Mais c’était la vie, douloureuse et heureuse, assumée.
Devant la porte de la maison de mes grands-parents trônait un banc, « una banchina » disait-on. Une lourde barre granitique posée sur deux blocs plus petits, du même minéral. La place de gauche était réservée, imprenable : Bitti y passait une grande partie de la journée à balancer ses jambes croisées, battant le sol inlassablement avec ses talons de sorte qu’ils creusaient un grand trou comme une preuve que cette place lui était réservée.
Un peu plus âgé que moi, combien je ne saurais le dire, Bitti était notre voisin direct.
Nos deux maisons accolées, presque blotties l’une contre l’autre étaient d’une proximité inhabituelle : des habitations siamoises alors que nos foyers n’avaient aucune attache familiale. Dès qu’on franchissait le pas de la porte, le regard ne pouvait éviter le seuil d’à-côté. Nous avions tout intérêt à cohabiter en bonne intelligence sans toutefois éviter les frictions qu’occasionne ce genre de proximité. L’entente cordiale fut la plus constante.
Bitti était un enfant trisomique, un mongolien comme on dit vulgairement. Le rythme de sa vie était codifié par ce voisinage qui influait directement sur ses habitudes. Il intervenait facilement dans nos affaires car sa condition ne lui permettait pas de trier ses sentiments avec ceux d’à-côté.
Il avait une tendresse particulière pour ma sœur, encore petite mais qui savait le manipuler. Lorsqu’elle se faisait gronder, elle criait très fort pour que Bitti l’entende. Alors, il se mettait dans une colère noire, allant jusqu’à tambouriner à notre porte et jeter des grosses pierres contre l’huis pour manifester sa colère. Ses interventions colériques s’arrêtaient net dès que ma sœur cessait sa comédie.
Nous n’étions pas rassurés en sa présence car il avait des réactions imprévisibles et une force herculéenne qui se décuplait dans ses accès de colère. Nous étions sur nos gardes même dans ses moments de tendresse : « Ba, ba… » disait-il, pour nous embrasser. Nous tendions la joue, prêts à bondir sur le côté pour éviter une tarte car souvent c’était, pour lui, l’occasion de nous approcher pour nous décocher un coup. Nous avions l’habitude et savions quand nous pouvions tenter l’aventure.
Il avait ses préférés, souvent des expatriés qui revenaient l’été, il les avait en mémoire et ne manquait jamais de les saluer tendrement, à l’inverse de ceux qu’il voyait tous les jours. Mon oncle d’Amérique en jouait beaucoup en sollicitant des « Ba ! ba ! » qu’il déposait tendrement sur ses joues. Pour l’encourager, il se souvenait qu’il adorait dire « Et l’allo ! » et le sollicitait ainsi sans que jamais, nous ne sachions ce que cela signifiait pour lui.
Les coups qu’il nous réservait n’était pas de la méchanceté, plutôt un jeu auquel il s’adonnait facilement pour meubler son quotidien.
Tenter un gnon le faisait rire car nombreux étaient ceux qui s’amusaient en l’encourageant à frapper.
Même le curé avait appris à s’en méfier sans en avoir peur. Il posait sa main de Dieu sur son crâne, il ne bougeait plus mais se rebuffait dès qu’il cessait l’imposition divine.
Un jour, par surprise, Bitti lui avait soulevé la soutane et devant l’hilarité générale, il avait récidivé. C’était la raison de la méfiance redoublée de notre chanoine. A Pâques, il bénissait sa maison mais gardait toujours un œil sur le « retrousseur » de robes noires, toujours à l’affût.
Les lavandières du coin étaient particulièrement vigilantes car il lui arrivait, dans ses moments d’inquiétude, de déchirer de longues bandes dans les draps étendus, bandes qui lui servaient de doudou pour calmer ses inquiétudes.
Dans ses moments d’angoisse, il chassait celui qui occupait sa place sur le banc et battait frénétiquement les jambes en tournicotant le tissu déchiré entre ses doigts. C’est à la cadence de ses battements de jambes que l’on mesurait son degré de malaise. Il ne faisait pas bon l’approcher dans ses moments de trouble, mieux valait s’éloigner et attendre le retour au calme.
C’était son père qu’il craignait le plus. Ce dernier, se débattant avec lui avec avec les moyens de l’obscurantisme, n’était pas tendre dans ses interventions. Il ne connaissait que les coups pour le dominer. Il pansait ses plaies avec la chique qu’il pratiquait à longueur de journée, parfois avec de la boue qu’il choisissait bien fine et bien humide.
Chacun faisait comme il pouvait, avec les moyens qui étaient les siens.
Il était inutile d’intervenir, cela produisait un redoublement de colère… toujours l’effet inverse de celui souhaité.
Nous avons vécu une grande partie de l’enfance à le côtoyer quotidiennement. La vie n’a pas été très généreuse avec lui. Il est parti jeune, à l’âge de trente-cinq ans, je crois.
On l’appelait Bitti, Baptiste, ou Jean Baptiste, sans doute, je me souviens parfaitement de lui et de ses frasques d’innocent.
Pauvre Bitti, je pense pourtant qu’il était mieux loti que ces enfants qu’on place maintenant dans des maisons spécialisées…
Il a eu la grande chance de vivre au milieu de gens qui « l’acceptaient » au lieu de le fuir ! à l’époque ce n’était pas courant même si les tabous tombent peu à peu……… et encore !