De la pénombre du clocher à la salle obscure…

Quand vient le bout de la vie, on revisite le commencement…

Ma tante vivait seule à la sortie du village. Ses enfants faisaient leur service militaire et son mari était décédé. Je lui tenais compagnie.

Je me rends compte aujourd’hui seulement, que j’ai passé une partie de mon enfance dans l’obscurité. Nous vivions à la lueur de l’âtre l’hiver ou d’un lumignon posé sur la cheminée les soirs du reste de l’année. C’était une petite mèche qui surnageait dans un verre rempli d’eau nappée d’une couche d’huile. Des bougies et un quinquet à pétrole, en secours, attendaient juste à côté. 

Tante Marie se servait très peu de l’électricité, elle aimait vivre dans le noir, souvent dans le coin le plus sombre de la pièce principale durant la journée. Elle n’était pas encore familiarisée avec l’interrupteur ou faisait mine de l’ignorer pour mieux communiquer avec le divin qu’elle sollicitait souvent. Très en demande d’aides diverses pour elle et tous les siens, elle semblait le contacter plus facilement sans être distraite par l’éclairage . Elle exigeait presque l’exclusivité tant elle faisait des tours de chapelets dont elle égrenait les perles à longueur de journée sans jamais en oublier une. S’il n’était Dieu doté du don d’ubiquité, il en aurait perdu son latin avec elle, en négligeant le reste de sa création. Les « Je vous salue » et les « Notre Père » venaient en renfort pour laver ses péchés dont j’ignorais ce qu’ils pouvaient être, occupée qu’elle était aux tâches de sacristine, très affairée autour de l’autel et à l’ensemble de l’église. A quel moment pouvait-elle faire des bêtises, je me le demandais. C’était un mystère, comme une flagellation préventive de prières afin que les fautes vénielles, les éventuelles et peu probables mortelles, ne la tentassent jamais. Une sorte de prophylaxie, une prévention au manquement à son maître divin et à la profanation. Toute la journée en alerte, une grande partie de la nuit branchée sur le ciel, elle dormait très peu, se levait très tôt aux aurores, toujours avec la même préoccupation de ne jamais perdre le contact avec Dieu.

Elle n’avait pas de métier particulier à part celui d’estafette pour la poste en livrant des télégrammes à domicile. Une sonnerie installée au-dessus de sa porte l’avertissait d’un arrivage et elle partait aussitôt porter, le plus souvent, la mauvaise nouvelle. C’étaient les décès qui lui rapportaient le plus. Elle pouvait attendre d’avoir plusieurs petits bleus pour la même adresse, payés vingt centimes de francs l’unité. La receveuse des PTT ne l’avertissait que lorsque les condoléances en bleu céleste formaient un petit paquet pour ne pas l’obliger à faire mille et un voyages au même endroit. Les jours de deuil ou de mariage c’était cocagne pour le porte-monnaie, les semaines ordinaires, sans relief, peu de trotte, peu de sous et pourtant d’astreinte permanente.

Tata voyait la postière mettre des gens en communication en tirant sur un fil et branchant une fiche à un tableau, ça l’intriguait. Elle était très dubitative sur toutes ces nouveautés et pensait que la lune n’était pas plus grande que le globe d’un luminaire. Elle était « platiste »* par persuasion repoussant vivement toute tentative d’explication. Point besoin d’inter pour parler à Dieu, l’appel était direct et secret.

Lorsqu’elle était en vadrouille du côté de l’église, elle se présentait plusieurs fois au bureau de poste tout proche pour ne pas manquer à son devoir de trotteuse des quartiers. Le reste du temps hors l’église, en attendant le télégramme, elle crochetait des nappes, napperons et dessus de lit en coton blanc qui pouvaient prendre une année de labeur. Le mien, prioritaire, était prêt dans un coin de l’armoire. Elle procédait de manière mécanique et se plaçait devant la porte pour avoir plus de lumière lorsqu’elle devait mener une opération plus précise hors du geste machinal.

La sacristie n’avait aucun secret pour elle. Elle adorait les chutes d’hostie que le curé déposait sur un coin de table. De la sorte, pas une miette du corps du Christ n’était perdue. C’était son médicament préféré, censé purifier l’intérieur de son corps alors qu’elle souffrait de troubles digestifs chroniques dont elle se plaignait souvent. Sans doute attendri par tant d’assiduité et de dévouement, le roi des cieux lui prêta longue vie, elle s’endormit un soir, au petit matin son âme fut convoyée au paradis des gens sincères et bons, sans avoir bougé dans son lit.

Elle adorait sonner les cloches. Sa spécialité était le glas tinté en staccato bien net qu’elle tenait de son père dont je porte nom et prénom. Les gens du village étaient capables de dire si c’était elle qui était au bourdon, avant de chercher à savoir quelle famille était frappée par le deuil. Pour assombrir encore un peu ma vie, elle avait projeté de m’acheter une robe de bure afin que je dise la messe devant la cheminée qui faisait office d’autel avec un napperon blanc brodé. Moine c’était le premier grade qu’elle visait pour me former à l’office dominical, je connaissais le rite par cœur et son ambition était de me voir un jour au pied du tabernacle tenant bien haut le calice pour le présenter à l’assistance, très nombreuse à l’époque dans l’église Saint Nicolas. Hélas pour elle, j’étais le diable, elle le Bon Dieu. Ce fut, entre nous, un jeu de chat et de souris. Elle ne m’en a jamais tenu rigueur, avec le temps et l’habitude cela semblait plutôt l’amuser.

La partie basse du clocher était sombre. Seul un rai qui venait du sommet assurait un semblant d’éclairage. Après quelques minutes, l’œil s’habituait à la pénombre pour découvrir des toiles d’araignées, presque des draps tendus, solides comme des tulles serrés de fibres de coton. J’imaginais de grosses bêtes noires cachées au fond d’un long tunnel consolidé par la poussière qui s’était accumulée, tombant des étages supérieurs. On ne s’approchait pas trop de ces pièges pour éviter toute rencontre indésirable avec la bestiole. Le sol en terre battue, fortement gondolé puisqu’on avait oublié de l’araser, dégageait un remugle de cave qui n’avait jamais connu la lumière du jour. Un endroit idéal pour conserver vin de messe et fromage à croûte fleurie. Un désordre invraisemblable régnait dans cet endroit, pourtant exigu, où l’on entassait des vieilleries balancées à l’aveuglette, sans tri particulier. On redoutait toujours qu’une cloche nous tombe sur la tête par l’espace réservé aux cordes resté libre.

Certains soirs c’était cinéma. Tante entretenait la salle, s’occupait de l’affichage les jeudis et les dimanches. Le projectionniste arrivait de Propriano juste pour assurer la séance. Marie était la reine du cinéma. Elle faisait office d’ouvreuse en dirigeant ceux qui n’étaient pas des habitués vers leur fauteuil numéroté. Elle ne savait pas lire les nombres mais comme pour les télégrammes, elle avait bonne mémoire.
Vers le milieu des années cinquante/soixante nous avions droit avec très peu de retard par rapport aux autres salles, à des films de grand cinéma. Le pont de la rivière Kwaï, Les canons de Navarone, Spartacus, Samson et Dalila, L’amour de la vie, film émouvant, m’avait marqué avec la chanteuse noire dans une église à l’occasion du décès d’un enfant. J’en frissonne encore… Ces jours de péplums, ou de grand film, l’affichage était grandiose. Je me souviens d’un pont peint sur contre-plaqué qui couvrait tout un pan de mur devant l’entrée côté Sorba, la rue principale. La façade Grimaldi où se tenaient les séances était très visitée lors de ces annonces. Des images me reviennent et me rappellent à quel point le village a décliné.
Pour gagner un peu plus d’argent, Marie faisait la promotion du film à venir sans rien connaître du scenario, les pourboires lui assuraient un peu de fraiche. Elle promettait un prochain film venu d’Amérique à ne surtout pas manquer. Avant de partir, le projectionniste lui tendait quelques pièces voire un billet les soirs de grande affluence. Tout se faisait sans parole, elle fourrait dans son porte-monnaie sans chercher à savoir ce qu’elle y mettait. Elle était toujours contente car cette tâche lui prenait peu de temps et lui procurait bien du plaisir.

En bonne ouvreuse, elle avait toujours sa lampe dans la poche. Il lui est même arrivé d’éclairer l’écran lors d’une scène obscure. C’était au début, elle ne savait pas encore que la bobine diffusait aussi des passages sombres. Lorsque j’en avais l’opportunité, je faisais entrer des amis en cachette, à ce jeu Alain était assez mécanisé pour passer inaperçu au bon moment.

Nous partions vers minuit avec la 2CV Citroën du projectionniste César qui travaillait pour M. Teisseire et reprenait le chemin de Propriano. Parfois nous gagnions le domicile à pied, encore un long parcours dans le noir sous la lune qui nous éclairait le chemin par intermittence.

Le lendemain matin, je me levais à l’aube lorsque le professeur de français était dans son fauteuil attitré. J’avais droit à l’interrogation de circonstance pour vérifier si j’apprenais mes leçons. Avec ce système éventé, je n’ai jamais été pris en défaut… De la sorte, je ne négligeais rien.

C’est dans l’obscurité que j’ai vu un peu de lumière… Un faisceau toujours lumineux à travers le temps et le plaisir de raconter les rayons de ma vie…

*Un platiste croit que la terre est plate.

Mes grands-parents.
Zi Simonu dont je porte nom et prénom était surnommé « Simonu vint’un annu » (21 et un ans)
Il était petit, plutôt freluquet et les gens se moquaient de lui, il leur rappelait qu’il avait 21 ans, la majorité à l’époque.
Cette répétition pour se « grandir » lui colla définitivement à la peau.
Za Ghjulia (Julie) ma grand-mère veillait sur lui, elle ne supportait pas qu’on lui manquât de respect.
Elle tenait sous sa robe un pistolet qu’elle présentait devant le front de celui qui se moquait de son mari.
On m’a assuré qu’elle était très crainte et que l’homme averti ne recommençait jamais…

Une curiosité, je n’ai pas connu mon grand-père et j’ai longtemps porté les mêmes moustaches, bien avant de voir cette photo.

9 Comments

  1. Bonjour Simonu,
    Que dire de plus ,sinon que ce texte est une merveille à mes yeux , certains passages reveillent des souvenirs 🤔😊 ♥️ .
    Continuez vos écrits Simone ….
    Amicizia a prestu speru .

    1. Chère Pierrette, j’ai connu une dame chère à mon coeur, qui portait le même patronyme que vous et elle était originaire de Corse (Cauro). Sa fille Isabelle, est une amie proche. J’aimerais bcp rentrer en contact avec vous. Je crois aux signes. Hier, je faisais des recherches sur Google en tapant son prénom et son nom et je suis tombée sur vous et sur ce très beau texte qui parle de Dieu mais aussi, du cinéma. J’y vois un clin d’oeil car je démarre dans la réalisation (je viens de terminer le tournage de mon second court-métrage). J’espère que vous me répondrez car toutes ces coïncidences sont troublantes. Je vous souhaite une belle journée ainsi qu’à l’auteur très talentueux de ce texte que j’ai bu comme du petit lait. Merci.

  2. un sacré personnage tata ! votre enfance dans l’obscurité doit être à l’origine de votre acuité visuelle 😉
    Za Ghjulia n’était pas triste non plus lol
    joli passage merci et basgi

    1. Oui certainement avec ma surdité précoce.
      Il suffit de voir son regard pour comprendre qu’il ne fallait pas trop jouer avec Za Ghjulia !
      Merci Gibu, basgi !

  3. Lumineux récit d’une histoire d’ombre.
    Autrefois la lumière ne servait que pour le travail et comme la religion enfonçait dans les crânes des pauvres gens qu’ils incarnaient le péché, les gens considéraient qu’ils ne méritaient pas mieux que de rester dans l’ombre.
    Vous ressemblez un peu à chacun de vos grand-parents je trouve 🙂

    1. 🙂
      J’y ai trouvé la lumière, Al.
      De nombreuses personnes se plaignent de cette enfance, j’en ai tiré grand bénéfice…
      Que je suis heureux de ma vie !
      Dommage qu’on me la vole un jour, je me plaindrai à qui de droit car je n’irai pas aux enfers 😉
      Peut-être la métempsychose me conduira ailleurs, autrement, mais si c’est pour tout oublier à quoi bon ?
      Difficile, le mystère de la vie ! 😉

  4. Merci Simon , jadore ta facon de raconté la vie de notre grand mère c’est toujour aussi émouvant, merci beaucoup marielise et famille

Répondre à Pierrette Donati Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *