Rue Alsace-Lorraine.

Nous chauffions le photomaton pour juger de notre image…

Les idées d’écriture me viennent au moment où je m’y attends le moins. A l’occasion d’une rencontre, d’un fait du jour ou d’une lecture. Parfois, je cherche aussi. Aujourd’hui, je lisais un article qui expliquait l’évolution des femmes par rapport aux films pour adultes… c’est ainsi que m’est venue l’idée de relater cette expérience.

Cette année-là fut une année de cocagne. L’année de tous les bouleversements, nous étions passés de l’ombre à l’éblouissement en quittant notre village. La vie s’offrait à nous avec une multitude de pistes à explorer. L’aventure, la vraie, en liberté totale pour la première fois, avec ses découvertes et ses dangers aussi.

Je n’avais aucune chance de me retrouver dans les rues de Nice pour fréquenter l’université.
Françoise, la mère d’Alain, avait fortement souhaité que notre amitié se poursuive après le lycée. Elle durait depuis notre enfance.  Elle m’avait demandé de partir avec son fils, elle se chargeait d’assurer le suivi. Le gîte et le couvert.
Ma famille ne pouvait pas assumer financièrement des études supérieures, je partais donc un peu dans l’inconnu loin de mes bases.

A quelques dizaines de mètres de la gare niçoise, en contre-bas, rue Alsace-Lorraine, nous avions élu domicile dans une grande chambre dotée d’une kitchenette. Je m’occupais de la cuisine pour le plus grand plaisir d’Alain. Il se délectait du navarin d’agneau qu’il humait au préalable avec une serviette sur la tête comme le faisaient les amateurs d’ortolans.
Je recevais deux billets tous les débuts de mois par mandat postal toujours signé « Baisers maman ». La nouvelle passait d’abord par Alain chargé du courrier. Il agitait l’avis de mandat sous mon nez en s’écriant : « Il y a Baisers maman ! ».  Dans les minutes qui suivaient nous étions au guichet de la poste Thiers toute proche. Ce qui était censé m’assurer de quoi vivre quelques jours, ne résistait pas à la journée. C’était l’occasion d’offrir le restaurant, et le soir, souvent le midi, je n’avais plus un sou en poche. Ma contribution au partage n’était que feu de paille mais cela me rassurait et nous riions de cette fulgurance.

La première fois, par manque d’expérience, nous nous sommes retrouvés dans un routier bondé, archi-comble, enfumé, bruyant… Nous fûmes placés dans un coin, presque emprisonnés devant une vitre très embuée. Il était déjà 13 heures, nous avions sauté sur le premier boui-boui venu. La serveuse, probablement appelée en renfort, était incapable de nous réciter le menu. Elle balbutiait le plat du jour, nous proposait ses « calonoli » gratinés. Nous avons fait mine de ne pas comprendre pour la faire répéter à plusieurs reprises prétextant que le brouhaha ambiant couvrait sa voix. Elle insista sans rechigner, à aucun moment, elle n’a prononcé correctement le mot « cannelloni ». Un rien nous amusait.
Par la suite, pour ces repas mensuels offerts par la bienveillance de ma famille, avec un peu plus d’expérience, nous avions repéré un endroit plus délicat pour « se faire un bon resto ».
Je savais que je ne ferais pas grand chose en émiettant le pécule au fil des jours, mieux valait se donner l’illusion de petite fortune en une seule fois.

Alain et moi étions inséparables, par monts et par vaux, lui avec son physique d’artiste proche de son homologue de prénom, Delon dans l’allure. Toujours bien habillé, lunetté de pare-soleil aux verres teintés qui lui conféraient un air mystérieux. Il ne se séparait jamais de ses lunettes de soleil dès qu’il mettait un pied dehors, je me déplaçais yeux nus quelle que fut la luminosité du jour.
A ses côtés, paraissant encore plus petit que tout seul, je faisais presque figure de garde du corps, de collaborateur ou d’accompagnateur permanent. Nous étions liés comme deux frères et rien ne pouvait nous arriver tant que nous étions ensemble.

A cette période, nous fréquentions les salles de cinéma tous les soirs de la semaine sauf le dimanche. Un manège dont personne n’avait connaissance. Ma tante, avec qui je vivais depuis tout petit, entretenait la salle de projection du village, j’étais un habitué du grand écran. Pour moi, ce n’était que continuité.

J’avais pris du retard pour un devoir de sociologie que je devais remettre le lendemain. Il fallait que j’assure l’exercice et m’apprêtais à faire l’impasse sur le film du jour. Alain avait repéré « Le passager de la pluie » avec Marlène Jobert et Charles Bronson qu’il ne voulait manquer sous aucun prétexte.  Il me promit, qu’après le film, vers minuit, il se chargerait de la rédaction écrite pendant que je dicterais pour aller plus vite. Pensions-nous…

De retour à la maison, nous étions donc affairés devant cette dissertation. Je tournais autour de la table depuis minuit. Il était trois heures du matin et nous commencions à donner des signes de fatigue lorsqu’Alain repéra le goulot d’une bouteille de guignolet abandonnée sur une armoire. Cela nous a quelque peu requinqués.

Et là, tout allait basculer. Mon ami me suggéra de prendre l’air du côté de la rue de France. Une rue très fréquentée par les prostituées, il se chargeait de financer l’opération. La rue était presque déserte à cette heure-ci. Il ne restait plus que deux personnes qui cessèrent de papoter dès qu’elles eurent repéré notre présence. Alain m’avait averti qu’il choisirait en priorité, ce qui me paraissait normal. Il a jeté son dévolu sur la blonde, j’ai donc suivi la brune.

C’était mon baptême du feu avec une plus « grande » que moi à l’allure de gazelle ou plutôt de jument pur-sang. Je devinais le professionnalisme, dans sa pratique tout était bien codifié comme dans un laboratoire d’analyses médicales. Il fallait passer par des étapes bien ordonnées. Avec ma timidité, mon embarras, mon peu d’assurance et devant une telle expertise, je ne maîtrisais rien. Sans doute  experte en psychologie également, bien plus que moi qui débutais en la matière, elle en a profité pour me jouer un de ces tours de magie qui vous expédie dans les étoiles en quelques secondes seulement. L’expérience fut explosive dès le décollage. J’étais un peu honteux de ne pas avoir été à la hauteur comme si je devais assurer une réciprocité. Elle m’a vite rassuré, m’avouant que tout était parfait. C’est tout juste, si elle ne m’a pas dit que j’étais le client idéal… Normal, c’était très rentable et cher payé la seconde.
Tout compte fait, j’ai pensé que ce n’était pas si cher que cela car ce sont des moments qui vous font faire des pas de géant dans votre tête comme dans la maîtrise de votre corps.

J’étais le clou de sa nuit, elle allait fermer boutique. En quelques secondes, je me suis retrouvé sur le trottoir. La rue était maintenant déserte. Le premier arrivé devait attendre l’autre. Je ne savais pas de quel côté allait apparaitre mon ami et je commençais à me dire qu’il en avait eu pour son argent. Finalement, à son récit, je crois qu’il a subi le même sort que moi et qu’il s’était attardé pour parler littérature : il était revenu avec trois ou quatre bouquins qu’elle lui avait prêtés… peut-être espérait-elle le fidéliser.

C’était juste quelques mois après le petit pas de Neil Armstrong sur la lune, un grand pas pour l’humanité… nous avions fait quelques petits pas dans la rue de France, un grand pas dans notre tête. Fraîchement sortis de l’adolescence, nous avions l’impression d’être devenus des hommes.

Gaston Bachelard et son approche de l’esprit scientifique, couché sur la feuille juste après minuit, a dû attendre 15 heures pour se retrouver entre les mains du correcteur. On apprend beaucoup des grands hommes et des grands auteurs, mais la vie s’apprend aussi dans la rue au contact des quidams, dans des situations souvent gardées secrètes.

Nous avions abandonné le philosophe pour philosover avec la vie, à des heures où le commun des mortels se ressource paisiblement dans son lit…

Lorsque l’on tient
Entre ses mains
Cette richesse
Avoir vingt ans, des lendemains
Pleins de promesses
Quand l’amour sur nous se penche
Pour nous offrir ses nuits blanches
Lorsque l’on voit
Loin devant soi
Rire la vie
Brodée d’espoir, riche de joie
Et de folie
II faut boire jusqu’à l’ivresse
Sa jeunesse

Charles Aznavour (Sa jeunesse)

2 Comments

  1. Un récit plein de fraîcheur et de drolerie, la vie n’était certainement pas simple mais vous avez l’art d’en rapporter le meilleur avec toujours le même enthousiasme et le même talent.

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