Ce temps qui frappe à nos portes.

Je n’ai pas connu la douleur d’une vie. Je crois, ou alors j’ai perdu la mémoire.
Mon enfance fut sereine lorsque d’autres l’auraient vécue à stigmates et à boursouflures.

D’où me vient ce sens du retournement ?
Je n’en sais rien, je cherche encore et ne trouverai probablement jamais car, finalement, peu m’importe de le savoir. Comme un placebo en médecine, je pourrais m’inventer un leurre et y croire. Ce n’est pas mon propos, je n’ai pas d’écorchures. Mon enfance fut un sourire permanent, tous les moments difficiles ont été effacés. Je sais qu’ils m’ont éveillé au contraste heureux de la vie que je cultive aujourd’hui.

Ma maison ne ressemble pas à celle de mes jeunes années, juste un peu mieux, tout y est hétéroclite et sans intérêt particulier. Il n’y a rien à montrer ni de quoi épater. C’est un lieu de vie, banal où l’on ne visite pas, on s’assoit, on use un moment puis on part avec l’envie de revenir.

Tout est simple comme un regard étonné sur la vie.

Je me souviens d’un jour d’octobre, un jour tempétueux. Il était facile de se replonger quelques nombreuses années en arrière lorsque les murs, à l’isolation sommaire de nos maisons, étaient des oreilles pointées vers l’extérieur. Des antennes auditives qui facilitaient la vision des intempéries, sans rien voir, tout dans le bruitage, véritables capteurs du temps mauvais.
Le vent devenu fou battait le noyer. Il l’attrapait par le colbac pour secouer le brou béant qui résistait, un peu, puis crachait sa noix. On entendait le bruit sec d’une coque qui frappait le muret. Je l’imaginais roulant un instant avant de trouver refuge au pied de la sauge arbustive. Le pommier se faisait gifler par vagues successives mais il avait déjà tout perdu. Il subissait ces assauts pour rien. Des rafales en furie filaient droit devant, sans se soucier de ces pauvres arbres incapables de se mettre à l’abri, tentant tant bien que mal de garder l’équilibre sur un pied. Les branches, presque nues, chaloupaient, fouettaient un brouillard très mobile, le montait en neige vaporeuse comme un blanc d’œuf pour îles flottantes…

La pluie violentait les volets. Elle s’abattait par flagellations obliques ou par seaux jetés au gré d’Eole omniprésent, en furie contre tout ce qui se présentait sur son passage. La goutte qui s’écrasait dans un coin du grenier, difficile à repérer au bruit, me rappelait celle de mon enfance qui « flapait » dans une bassine salvatrice juste au-dessus de mon lit. Elle s’énervait parfois en augmentant le rythme de ses « flap flop » puis se calmait en attendant la prochaine tournée. Elle se reposait en attendant les prochaines colères qui couraient depuis la vallée..

Comme naguère dans notre vieille maison à l’installation électrique sommaire, la lumière jouait à clignoter, faisait mine de s’en aller, hésitait sans éteindre ses lampes. Sur le téléviseur, les images se pixellisaient, se tordaient, se figeaient puis disparaissaient un instant : « le signal de la parabole est insuffisant ». Le film, momentanément interrompu, nous replongeait dans la triste réalité d’une tempête. Seul, le mirage des frayeurs de mon enfance secouait mon imaginaire friand de sensations fortes et contradictoires.

L’hiver, la cheminée était notre petite lucarne ouverte à toutes les imaginations. Des histoires improbables défilaient, repoussant indéfiniment le mot fin qui ne survenait qu’à l’heure du sommeil.
Lors des pannes électriques, l’âtre devenait plus lumineux encore et plus vivant lorsque le souffle qui bousculait les fils branlants sur le mur de la maison, ravivait une flamme en s’engouffrant par le conduit de la cheminée. Le refoulement nous embrumait d’un brouillard de fumée âcre, nous piquait les yeux, activait un raclement au fond de la gorge. Les histoires défilaient dans un regard porté sur la braise. Un tison encore trop vert moussait de bave grise, le jet soudain d’une gerbe d’étincelles nous plongeait dans la pyrotechnie d’un feu d’artifice. Le clocher s’embrasait dans la nuit estivale de la Saint Laurent, un spectacle rejoué dans notre cheminée dans la nuit hivernale.
Seul, un coup de tonnerre nous tirait d’un rêve à peine éveillé.
Un sursaut, un mouvement d’épaule pour marquer la surprise et le conte merveilleux reprenait son cours sur une flamme danseuse de flamenco. Le feu s’endormait alors que nous passions dans les bras de morphée. Sur un choix de notre inconscient, une autre histoire nous transportait dans la magie d’un monde inaccessible autrement que par la voie onirique. Des genres multiples et inattendus défilaient durant le sommeil paradoxal. Ces nuits d’hiver stimulaient l’imagination, le froid installé dans la chambre, jamais chauffée, allumait des rêves à la douceur infinie sous le molleton des couvertures empilées.

Le va et vient entre présent et passé très lointain est incessant. Cela me plait et m’amuse. Cela me fait sourire, me replonge auprès des miens.
La vie actuelle s’éclaire au lampadaire du passé et clignote sur celle incertaine qu’il me reste à vivre…
Le passé me parle encore, l’avenir ne me dit rien, il dort.

Un jour, je serai dans le néant. J’aime me plonger dans cet absurde qui consiste à imaginer l’absence de tout. Un imaginaire possible de son vivant. On pense comme il nous plait en sachant que tout est fiction.

Je suis en suspension au-dessus de ma tombe puis comme un drone invisible, je survole mes endroits préférés. Je regarde vivre sans aucune possibilité d’agir… je serai sans doute vite lassé d’observer les autres pour les laisser à leur vie qui ne me regarde plus.
Je me dirai, si l’on me permet ce dernier souffle : « Allez va, disparais à jamais, pour toi c’est fini !»

Vivre un petit peu dans l’esprit des siens qui restent… un jour nous serons tous mélangés dans cette terre devenue fertile à d’autres vies.

Hier est entré en furie, la colère du temps mauvais m’a rappelé ces jours où nous étions démunis.
Une escale dans le passé fragile mais pas plus qu’aujourd’hui.
C’est le temps qui passe, laisse quelques traces puis les efface… C’est fini !

2 Comments

  1. Superbe texte avec cette image de la noix au bord du précipice qui le résume…
    Et puis l’écriture si belle, qui coule aussi naturellement que la rivière.

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