Le cœur des hommes.

Les petits pois et les fèves sont plantés depuis la mi-novembre et commencent à germer.
Bien plus que cela, ils sont déjà en plantules presque en lévitation.
Le temps fou les a malmenés, quasiment découverts, presque déracinés.
Il a beaucoup plu, l’eau si rare durant l’été s’est abattue par bassines, sans vergogne, inondant le jardin.
Hier soir, j’entendais le fracas de rideaux incessants qui tombaient drus, tambourinaient sur les ustensiles abandonnés dans le jardin. On ne peut garder sans cesse un œil sur la météo.
Comment faisait-on naguère ? Je suis un enfant de naguère !

Quelques roses, cuisses de nymphe émue, pointaient timidement leur robe diaphane d’un rosé délavé. Que donc leur arrive-t-il si tardivement, elles qui sont printanières ? Allez savoir les choses du temps et des saisons d’aujourd’hui… Insouciantes et facétieuses demoiselles, bravent-elles la grisaille ou ont-elles perdu le sens des saisons ?

Voilà bien une occasion de cultiver les contrastes de la vie que j’aime par-dessus tout.
Que tombent les hallebardes et que vienne le froid !
C’est le temps d’une fin d’automne, la brume et la fumée des cheminées vagabondent dans l’air pour annoncer l’hiver qui frappe à nos portes.

Et puis, je suis parti ailleurs… Mon esprit aime tant vagabonder, se perdre dans les dédales idéels, dans l’inhabituel et la déroute…

Les gens timidement heureux se cachent-ils pour vivre ?

Lucile et Emile finissaient leur vie sous les chênes marcescents, dans une petite villa isolée, en location à Céreste.
En Alpes de Haute Provence, ils se disaient chanceux de se trouver là, dans le midi ensoleillé, alors qu’ils avaient toujours vécu en banlieue parisienne. Une aubaine de pouvoir accéder à cette demeure normalement hors de portée de leurs moyens financiers. Le propriétaire, un homme de la terre, ne courait pas après l’argent et leur avait accordé sa fibre si peu sonnante et trébuchante.
Emile était le roi des lieux lorsque nous allions, l’été venu, lui rendre visite au passage sur la route qui nous conduisait aux vacances estivales, chez nous, plus au sud encore. C’était l’occasion annuelle de festoyer un peu en invitant quelques parents proches de leur domicile.
De bon matin, il s’installait sous les chênes avec son barbecue portable qu’il approvisionnait en charbon consistant et sarments de vigne pour faire braises ardentes et honneur à l’incontournable gigot.
Il savait si bien le conduire à point, presque triomphant, sur la table au moment de l’immuable cérémonial de l’offrande d’un rôti croustillant à l’extérieur, rosé et moelleux à cœur.
Il y en avait pour tous les plaisirs.

Je le regardais, impassible, tournant inlassablement la broche, les yeux mi-clos pour échapper à la fumée qu’un souffle facétieux embrouillait sur son visage.
Les invités déjà transportés par les vapeurs de l’apéritif, s’approchaient pour l’encourager en lui tapant sur l’épaule, puis s’égaillaient sous les chênes bénissant les dieux de l’été, des glaçons et du Ricard bien frais. Lui, sobre, à peine sensible aux vivats, différait son plaisir en veillant d’abord à préserver sa réputation de meilleur rôtisseur de gigot d’agneau de Sisteron. Ah qu’il était sérieux et appliqué dans son rôle !
C’était primordial, il aimait trop les compliments d’après repas pour gaspiller son plaisir trop tôt. C’est pour cela qu’il renouvelait inlassablement, avec application, le rituel de son rôti préféré.

Lucile ne se préoccupait pas du manège autour du brasero. Elle ne regardait jamais son mari pour vérifier si tout allait bien, sa réputation était acquise de longue date, une bonne fois pour toutes. Elle s’occupait des salades, des flageolets au beurre aillé, persillé, que l’on dit d’escargot, et de dresser la table. L’omelette norvégienne patientait dans les coulisses du congélateur.
Chacun se servait en amuse-gueules par poignées tamponnées contre les lèvres, bouche largement ouverte à la preste offrande, tout en déambulant sous la fraîcheur des arbres.
Il m’arrivait de m’attarder un peu à côté d’Emile pour lui tenir compagnie. L’air commençait à chauffer et les cigales cymbalisaient*, déjà. J’avais remarqué qu’une nuée de moustiques paradait juste au-dessus de la viande et, sans doute anesthésiés par la fumée, les insectes venaient se coller par vagues sur le croustillant en formation. A la fin de la cuisson, j’étais le seul à voir dans la croute appétissante imprégnée de marinade composée d’ail, de vin, de romarin et de thym, ces cousins* plaqués en couches successives fondus dans la partie légèrement carbonisée. Il était impossible pour qui n’avait pas suivi le manège de les distinguer des herbes de Provence également brûlées.
Cela me faisait sourire de constater à quel point les vapeurs d’alcool anesthésiaient le monde. Personne ne remarquait rien. Cela ne me gênait pas, je ne pipais mot et me délectais du savoureux gigot qui dégageait son fumet de convivialité.
Emile était aux anges, rengorgé sous les applaudissements des convives.
Tout cela était bien sincère à tel point qu’après quelques décennies, je m’en souviens encore…

Des années plus tard, je me suis retrouvé chez eux dans un couloir d’immeuble en ville. Un couloir désaffecté qui leur servait d’habitation. Vieillissants, ils avaient essayé la maison de retraite, quelques mois seulement. La vie surveillée ne leur convenait guère. Ils ont préféré loger, ailleurs finir leurs jours dans un endroit presque insalubre… Ils semblaient heureux et se sentaient libres à nouveau, encore immergés dans la vraie vie.
Lucile a terminé son âge dans une maison de retraite lorsqu’Emile en a eu assez de vivre. Je l’entends encore au téléphone, me secouant si elle percevait une sorte de lassitude dans ma voix.
– Tu vois, ici, je suis entourée de vieux et de sourds ! C’est difficile de vivre cela !  Criait-elle d’un éclat tonitruant.

Elle est partie à cent-six ans.

Il était coiffeur chez un patron, elle était la secrétaire pendant plus de vingt ans d’un syndicat très connu qui a oublié de la déclarer. Elle s’occupait des papiers de vieux retraités, plus jeunes qu’elle, pour quelques piécettes ou quelques cadeaux. Leur retraite financière fut misérable…

Ils ont vécu en donnant l’image du bonheur, pourtant…
Je ne connais pas l’autre versant de leur vie, un secret qu’ils ont bien préservé pour faire bonne figure.
Le cœur de leur vie était le silence et la dignité des hommes.

Cuisse de nymphe émue = nuance de rose et le nom d’une fleur. 
Cymbaliser (cymbalisation), mieux que striduler, est le chant des cigales.
Cousins = moustiques

Comme une aquarelle qui jette une eau teintée d’un rouge vif à contrarier l’azur et le vert des herbes folles...

Faut-il une cohérence totale pour écrire un mot ?
Pas sûr, pas sûr, d’après l’ami Pierrot !

4 Comments

  1. Bonjour Simonu ,
    Félicitations comme toujours , simple et grandiose , j’en retiens le conte mais encore plus l’image 😊 la photo 😍 m’a troublé , vos mots se sont transformés en couleurs.
    Bona sera .

Répondre à Passasaccu Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *