Je n’irai plus à Savalè.

Photo en titre : pommes régali.

Je ne savais pas ce qu’est le bonheur de vivre en liberté, entouré d’oliviers, de ronces, de bruyères et de genêts.
Je vivais tout au fond du village tout près de l’aventure.
J’allais à Savalè presque par habitude, par plaisir sûrement, de rencontrer le merle ou la grive. J’étais déjà une sorte de Robinson, bien plus Tartarin que fine gâchette avec mon vieux fusil dont les jointures branlantes risquaient à chaque coup d’escopette de m’éborgner en laissant filer des éclats.
Je visais puis fermais les yeux avant d’appuyer sur la détente. Je pensais que c’était moins risqué, j’avais l’impression d’être toujours maître de la situation. A chaque coup, je sentais les picotements des fines projections sur mes paupières closes comme des piqûres de fines aiguilles. C’était fou.

A l’automne, je me frayais un chemin, une sorte de long tunnel sous les ronciers géants comme font les sangliers pour s’ouvrir un passage. J’avais tracé ce chemin secret pour visiter un jardin laissé à l’abandon, rapidement envahi par les broussailles. De loin, j’avais repéré des arbres fruitiers qui faisaient offrandes aux oiseaux, uniquement.
Je visais un vieux pommier chargé comme un arbre de Noël de fruits gorgés de jus sucré.
Des goldens dont le jaune virait à la rouille et luisait sous l’humidité ambiante. Je remplissais ma musette et repartait à quatre pattes, progressant lentement sous la voute d’épines vives jusqu’au chemin plus fréquentable. Deux mules n’auraient pas suffi pour convoyer toute la production d’un seul fruitier. Je cueillais les plus grosses, celles qui me semblaient plus charnues et qui soulèveraient l’admiration de toute la maisonnée :

– Baba ! Mi com’ iddi sò beddi ! Indù l’ha colti ? (Comme elles sont belles ! Où les as-tu récoltées ?)
Je taisais mon secret.
On s’extasiait devant une pomme. On fermait les yeux pour mieux en apprécier l’équilibre entre l’acidité et le sucré.
Naguère, des ronces à la maison, le parcours n’est pas le même aujourd’hui du supermarché à la corbeille à fruits. Un endroit bien dégagé, une voie pépère carrossable à caddies, des cageots bourrés de pommes luisantes de cire, clignotant de fausses couleurs pimpantes, gorgées de pesticides invisibles et de traitements non mentionnés, ornées d’une étiquette de surcroît, comme une médaille de haut mérite. Des étiquettes sur chaque pomme, rendez vous compte de la bêtise humaine !
Je me souviens de la croque campagnarde, du jus vif et léger qui coulait sur le menton à chaque pression des incisives et même des molaires qui achevaient la compression.
Je me souviens de la mâche gourmande et des papilles joyeuses lorsqu’assis sur un rocher derrière un buisson, j’étais rêveur en repassant quelque poème fraîchement et laborieusement conquis à l’école.

Je ne savais pas que je me construisais ainsi un chemin de vie, un état d’esprit rempli de gaieté, que je me forgeais une éthique pleine de bon sens. J’apprenais à vivre, un peu comme nos anciens qui nous influençaient avec leurs récits imagés.

Je ne savais pas le danger, la folie des hommes qui se croient investis d’une mission divine. J’ignorais toutes ces lois censées nous protéger et qui secrètent une masse d’effets pervers. Des effets secondaires qui surgissent pour nous retomber sur le nez d’une autre manière, souvent inattendue. Je ne savais pas la politique et ses coups tordus presque inévitables. Ses louvoiements nécessaires pour naviguer à vue et durer si possible. J’ignorais la difficulté de vivre parmi les autres en bonne intelligence.

Presque mécaniquement comme une réaction à toutes ces bêtises qui m’attristent profondément, j’ai retrouvé mon âme de Robinson tout en gardant un tuba branché sur la société.
J’ai retrouvé le vent, la pluie et les nuages, le soleil aussi. J’apprécie le calme de la solitude revenue, j’ai redécouvert la paix…

Je n’irai plus à Savalè. Ce coin sauvage de mon enfance est enfoui au fond de mon être et je m’y plonge dès que l’envie m’y conduit.
Je me souviens des coins d’affût, du chemin qui mène à « l’aria di u mari », « l’air de la mer », un virage sur le sentier qui s’ouvre soudain sur un souffle semblant venir du large
Un air différent de celui de l’oliveraie nous indique que là-bas, au fond de la vallée, s’engouffre l’esprit marin.
De là on devine la mer masquée par une colline, juste en face.
Elle est si proche, c’est le souffle iodé qui trahit sa présence et fait la jonction entre le littoral et la montagne.

La grive musicienne.

Savalè, oliveraie et verger au plus bas du village, c’est fini.
Désormais mon petit paradis est perdu, complètement enseveli sous les broussailles. Mais ma mémoire est vive, voyage encore très vite entre présent et passé. Sans effort, d’un simple claquement du plaisir qui m’appelle et m’invite à me blottir au cœur d’une touffe humide de genêt.
Les merles et les grives viennent encore par ici, dans ma cour :

« Tjink tjink tjink » le merle siffle et jase, la grive babille… Vous les entendez dans les fourrés ?

Le merle médite…
puis s’intéresse à gauche,
à droite.
Tout va bien.

4 Comments

  1. Savalè c’est un peu le symbole de l’insouciance et de l’enfance. Je plains les gens des villes qui n’ont pas eu de Savalè. Les enfants de la campagne ont presque tous un Savalè auquel se raccrocher lorsque le temps de l’insouciance a disparu, un endroit qui laisse sa place aux rêves et qui fait les hommes sages et solides.
    Beau texte poético/philosophique avec de belles images.

    1. Je ne sais comment je me débrouille, j’ai l’impression que ce ne sont pas des souvenirs mais une réalité actuelle.
      Bonne soirée Gyslaine.

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