L’égaré.

Depuis ce matin, il « pleuvicine » et c’est plutôt maux roses. Le mal rose est sans doute le spleen engendré par le temps maussade. Il crachine sans discontinuer. Lorsque nous étions enfants, nous ne connaissions pas ce verbe, alors pour faire la différence avec la pluie forte ou battante, nous disions il pleuvicine. Un mot corse francisé, « piuicinighja ». Si vous n’êtes pas d’ici, vous ne serez pas plus avancé, ce n’est pas grave, on s’amuse comme d’habitude…
Des aiguilles fines, drues et incessantes. Un temps à vous donner le bourdon. Alors, comme on ne sait pas bourdonner, on bougonne et la mélancolie s’installe au son grave de la cloche du même nom. Interdit de jardin et de photographies, je me demandais, quoi faire ? J’ai pensé à la lecture. Je préfère l’écriture, vous comprendrez pourquoi… L’image de François que je surnommais Montaigne est remontée à la surface.

Il avait huit ans. Un enfant de bonne famille, très entouré, vif et intelligent. L’école l’ennuyait à mourir. Gamin bien portant, élevé comme un coq en pâte, choyé par ses deux grands-mères. On décidait tout à sa place. Il ne faisait plus grand-chose sinon se nourrir et prendre du bon temps. De la sorte, il dégageait une grande paresse. Comme le bradype (l’aï ou le paresseux), il se déplaçait lentement à pas calculés pour ne pas brusquer son corps empâté. Son regard d’un azur profond dégageait un sentiment de détresse. Il luttait. Il luttait sans savoir quel était son ennemi. Un Don Quichotte perdu dans une bataille sans objet. Il ne comprenait pas ce qui se passait, gagné par la force de l’habitude d’être inactif.

Il venait chez moi pour se refaire une santé. Une santé scolaire pensait-on. Nous devions chercher ensemble des raisons d’apprendre à lire. Ses huit ans bien sonnés, il ânonnait encore, cherchant à déchiffrer péniblement les mots. La lecture était un calvaire, un chemin de croix qu’il n’avait aucune envie de subir. Devenu ennemi du moindre effort alors que la plus faible des motivations l’aurait propulsé du bon côté, tant son langage était riche et ses idées très avancées. Il avait l’âme d’un adulte blasé capable de soutenir une discussion élaborée. Tout ce qui touchait de près ou de loin le décodage d’une phrase était repoussé sans ménagement. Je commençais à désespérer aussi. J’avais appris à déchiffrer ses froncements de nez. Sa glabelle* était mon meilleur indicateur. Je comprenais qu’il valait mieux arrêter lorsqu’il me regardait fixement, la tête penchée en signe de détresse et les plis entre les sourcils fortement marqués. Il était en panne sèche de volonté et de compréhension. Le blocage total.

Dans ses moments de résistance à tout apprentissage scolaire, il devenait roi de la pirouette et de la diversion. Il me promenait par le bout du nez à sa guise, n’entendait plus rien, s’évadait dans un autre monde.

« Dis-moi, elle est belle ta salle, tu es locataire ou propriétaire ? » Je savais que c’était cuit pour cette fois-ci, alors, je partais en promenade avec lui. Dans son univers, dans ses fuites sur des chemins de traverse et nous gambadions tous les deux. Je savais qu’un jour, il me suivrait sur un autre chemin. Je cherchais encore lequel, je cherchais la voie qui le ramènerait à l’école et au scolaire. J’espérais sauver le temps des apprentissages fondamentaux. Parfois, il ouvrait une fenêtre :

« T’as pas le Chat Botté dans ta bibliothèque, par hasard ? »

Quelle aubaine, pensai-je. Et je saisissais la balle au bond.

« Viens voir, on va chercher ensemble. »

A la vue du livre, un peu trop épais à son goût, il me rétorquait avec l’assurance d’un grand-père :

« T’as pas plus p’tit ? J’ai le même à la maison, c’est pas grave, laisse tomber ! T’inquiète pas !» Il me rassurait le plus naturellement du monde.

Et il filait aussitôt sur d’autres chemins. Il détestait qu’on lui parle de livres bien qu’il fît quelques concessions vite détournées. Le velléitaire absolu. Je lisais la force de son dégoût de la lecture aux plissements de son front, très fortement imprimés lorsqu’il en avait assez.
Mon petit Montaigne, je le surnommais ainsi car je me suis souvenu que l’écrivain avait les mains gourdes, un style à sauts et à gambades et la philosophie au bout de l’esprit. J’y voyais une vague ressemblance, je faisais confiance à mon côté intuitif sans me préoccuper de la similitude des choses. J’aimais bien ainsi.
Je me retrouvais en lui car à son âge, je galérais avec la lecture et j’étais loin d’avoir son vocabulaire et sa facilité de langage. Si je suis parvenu à lire raisonnablement vers l’âge de quatorze ans, il n’attendit que la fin de sa neuvième année pour faire sauter le carcan qui l’engonçait, le maintenait dans un état de dépendance, le rendait réfractaire au scolaire par réaction à toutes les contraintes qu’il subissait chez lui. On le poussait à être adulte avant d’être un enfant. Une pression insupportable.

Je garde pour cet enfant un sentiment de sympathie profonde, je n’ai rien oublié. Nous avons été complices un bon moment et j’aimerais bien savoir ce qu’il est devenu. Un sacré garçon, j’imagine, il a franchi la quarantaine, allègrement.

*Glabelle=espace glabre (sans poil) entre les sourcils

Un temps à maux roses.

1 Comment

  1. Comment ais-je pu ne pas lire ce teste. Les récits concernant les enfants furent parmi tes premiers que j’aie lus e toi. Je viens de retrouver ici le même plaisir qu’auparavant.

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